Dimanche, quatre amis, qu’il pleuve ou fasse beau
Toujours se retrouvaient pour sortir à vélo.
Souriants et légers, ils allaient de concert
Pédaler doucement le long de la rivière.
Ainsi depuis quinze ans ils se mettaient en selle
Pour la même balade devenue rituelle.

D’abord ils furent trois, tétra-quinquagénaires
Qui n’échangeaient entre eux, collègues et voisins,
Que commerce agréable et exercice sain.
Roulant dans la nature, jouissant du grand air,
Après six jours assis, souvent devant l’écran,
Reclus dans leur bureau et muets quasiment.

Des êtres les doublaient, rutilantes casaques,
Têtes baissées, jambes rasées, vélos d’attaque,
Aussi légers que l’air, plus véloces qu’Achille,
Concentrés sur l’effort, les frôlant sans un mot,
Sur place les laissant comme triples zéros,
Obsédés du chrono, performeurs imbéciles.

Ce n’était pas leur genre car eux prenaient leur temps.
Ils avaient mis au point un circuit épatant,
Dix kilomètres en boucle, bords de l’eau à l’aller,
Retour par bois et champs empruntant un sentier
Invisible aux regards, ombragé et tranquille,
Évitant la grand’ route qui conduit à la ville.

Il y a quelque temps, notre trio d’amis
S’est élargi à quatre, plus jeune celui-ci.
La rencontre a eu lieu sur le bord du sentier
Où ils faisaient la pause en buvant du café.
Ils ont sympathisé puis roulé de concert
Jusqu’au retour en ville. Superbe itinéraire
Dit le jeune, conquis. J’adopte votre train.
Puisque vous m’acceptez, à dimanche prochain.

Il acceptait ainsi, tacite condition,
Que jamais le circuit ne soit mis en question.
Ces anciens lui plaisaient, il leur serait fidèle
Il adoptait leur rythme et tout le rituel.

Certain jour de juin nos quatre bienheureux,
Glissaient paisiblement sur leur sentier ombreux
Lorsque fondit sur eux, véritable tornade,
Aboyant et furieux, un chien en embuscade.

Il attaquait de flanc en s’étranglant de rage,
Collait aux roues arrière, effrayant accostage
Pour leurs chevilles nues menacées de morsures.
Les malheureux cyclistes décochèrent en vain
En direction du monstre des coups très incertains.
Enfin le forcené mit fin à l’aventure
Quand il eût arraché avec exaltation
Des lambeaux de tissu au bas des pantalons.

Tremblants mais soulagés, ils mirent pied à terre.
Les dégâts, c’est heureux, étaient vestimentaires.
Pour se réconforter, ils burent tour à tour
Au bouteillon tiré du pochon de secours,
Du rhum de Martinique, remède à tous les maux
Pouvant un jour atteindre des fervents du vélo.
Mais pourquoi ce chien fou s’en prenait-il à eux
Quand les autres cyclistes circulaient alentour
Sans être menacés ? Mystère ténébreux !

Scénario identique et même chien toujours
Le dimanche suivant. Ils ne purent éviter,
Déboulant du château, l’attaque redoutée.
L’un d’entre eux cette fois fut mordu au mollet.
Morbleu, c’en était trop, il fallait réagir,
Suspendre les balades le temps de réfléchir.
Diverses solutions furent envisagées.
Changer d’itinéraire fut écarté d’emblée.
Un cabot psychopathe jouant au saboteur
N’allait pas torpiller quinze années de bonheur !

Déposer une plainte chez le propriétaire,
Un nouveau châtelain venu avec son chien,
Supposait d’affronter l’animal sur ses terres.
Trop risqué estimèrent les quatre épicuriens.
Trop contraignant aussi de s’équiper de bottes
Qui augmentent le poids et l’effort à fournir,
Et la transpiration, écoeurante à vomir!
Vraiment ce n’était pas le meilleur antidote.

Diverses expériences pouvaient être tentées
Pour ne pas déclencher la fureur animale :
Imiter par exemple tous ces fous du vélo
Jamais importunés, foncer tête baissée
Aux abords du château, arborant des maillots
Et dossards flamboyants devant le chien fatal.
Sans aller jusque là, éviter à tout prix
La formation groupée, afficher sa paresse
Souriante, bavarde et pour qui rien ne presse.
Qui mettrait à coup sût l’animal hors de lui.
Au total, de longs mois d’expérimentation
Ne garantissant pas vraiment la solution.

Après prises de bec et âpres discussions
Tous rejetèrent en bloc ces élucubrations.
Pour eux, le seul problème en fait était ce chien.
Qu’il soit éliminé, proposa le doyen.
Les trois autres approuvèrent sans grande hésitation.
Bien que n’ayant encore jamais conçu violence,
Invoquèrent aujourd’hui légitime défense,
Argument décisif. À l’unanimité
L’exécution du chien derechef fut votée.
Ils se congratulèrent. La délibération
Et puis la décision. Seule l’exécution
Manquait encore à leur affaire.
Les jours suivants, ils s’appelèrent.

Maladroit, le premier risquait de compromettre
La discrétion du plan. Il n’interviendrait pas.
Pour l’intérêt de tous, son devoir était là.
La femme du second, entrée en dépression,
Ne pouvait rester seule. Il allait lui promettre
De rester auprès d’elle jusqu’à sa guérison.
Le troisième d’entre eux, handicap assumé,
Tremblait de ses deux mains; Il tenait un guidon
Mais ne pourrait demain manier un pistolet,
Lancer une grenade ou tirer au tromblon.
Enfin le quatrième était si émotif
Qu’il n’envisageait pas d’être l’exécuteur.
L’hypothèse contraire, soyons affirmatifs,
Eût scellé son destin, le vouant au malheur.
La seule idée du geste lui eût été fatale,
Sauvant par conséquent la vie de l’animal.
Il se retirait donc, c’était plus raisonnable.

La Fontaine en son temps en faisait une fable.

 » Ne faut-il que délibérer ?
La cour en conseillers foisonne.
Est-il besoin d’exécuter ?
On ne rencontre plus personne  »

Jacques Roubieu